Anecdotes et histoires pour bagnolards

Par Jean Villers

Le génie de monsieur Henry.

Il ne suffit pas d’avoir inventé pour être qualifié de génial et ce n’est peut-être même pas nécessaire. Il faut à coup sûr être capable de s’emparer de l’invention, d’intégrer de nouveaux principes et d’appliquer le tout de manière pionnière à un domaine bien spécifique. Clairement Henry Ford coche la plupart de ces cases. Expliquons-nous :

Lorsque Henry Ford entreprend de produire son modèle T à la chaîne, il y a belle lurette que les principes du taylorisme ont été définis comme organisation scientifique du travail. Il s’agit d’observer, identifier et analyser les tâches pour ensuite les réduire à des processus simples et bien séquencés en vue d’obtenir une efficacité optimale. Enfin il est question de fixer des conditions de rémunération plus objectives et motivantes. Ford considérait qu’il n’aurait pas été décent que son salaire soit plus de 40 fois supérieur à celui d’un de ses ouvriers qu’il regardait invariablement comme un client potentiel. Pour un homme qui a fini fasciste, ce sont les dispositions d’un étonnant esprit social.

Lorsque Henry Ford entreprend de produire son modèle T à la chaîne, il ne fait que s’aligner sur divers secteurs industriels tel l’armement et plus généralement des domaines exigeant une grande précision (machines à coudre, horlogerie). L’assemblage à la chaîne, qui renverse le paradigme en amenant le travail à l’ouvrier, n’est en effet possible qu’à partir de composants standardisés et rigoureusement calibrés afin que jamais une opération précise ne nécessite des ajustements et cause un retard généralisé à l’ensemble du processus. Dans la foulée d’un Henry Leland ( vous vous souvenez, le père des Cadillac et ensuite des Lincoln) il entreprend cette croisade en interne et impose ses normes tout aussi sévères aux fournisseurs. Si par deux fois je viens de faire précéder l’exposé par la phrase « lorsque Henry Ford entreprend de produire son modèle T à la chaîne », c’est pour souligner que le modèle qui a pour ainsi dire mis l’Amérique sur roues, au point d’avoir représenté à son apogée une voiture sur deux dans le monde! n’a pas été pensé simultanément au processus d’assemblage qu’il a contribué si fortement à symboliser. La première Ford T est achevée fin septembre 1908 tandis que l’assemblage à la chaîne ne débutera pas avant fin 1913.

Le génie dont procède ce fameux modèle T est une sorte de mécanisme à deux vitesses : 1° la conception d’un véhicule sciemment pensé en termes d’optimisation des coûts : ainsi en est-il du bloc moteur coulé d’une seule pièce ( alors que les cylindres étaient encore très souvent individuels, voire coulés par deux) et intégrant le carter. Il a donc fallu l’audace de rendre la culasse détachable en dépit des risques de fuite que cela comportait. De surcroît la boîte (à 2 vitesses) était directement accolée au moteur, ce qui était encore peu fréquent à l’époque. Le châssis est aussi simple que possible, relativement étroit, à membres droits, la suspension spartiate à trois points d’ancrage étant assurée par un ressort à lames transversal unique pour chaque essieu. Pour conférer une résistance accrue aux pièces de relativement faible section du châssis, Ford recourt à de l’acier au vanadium. C’est plus cher mais on se rattrapera lors de l’assemblage. C’est aussi ce qui fait la robustesse de ce modèle si frêle d’apparence. Le vilebrequin était du même matériau. 2° C’est l’autre coup de génie que d’avoir pensé économique pour la Ford T, tout en renonçant à être « cheap ». Parlant prix, la voiture n’est pas si bon marché à son lancement (850$ tombant à 650$ en 1913). Mieux encore, à partir du recours à la ligne d’assemblage mobile il descendra jusqu’à 360$ en 1918 et même 260$ en 1925 pour le runabout 2 places, conquérant de plus en plus d’acheteurs grâce au cercle vertueux inconnu à ce stade dans la production automobile qui veut que plus on produit, moins c’est cher et moins c’est cher mieux on vend. C’est ici que l’idée de produire un modèle d’autant plus abordable qu’il est assemblé plus efficacement, tout en rémunérant le personnel proportionnellement à sa bonne contribution à la marche de l’entreprise prouve sa pertinence. Nous sommes en plein coeur du troisième principe d’un taylorisme bien compris.

Puisqu’on ne prête qu’aux riches, un certain nombre de légendes courent, plus ou moins avérées concernant le modèle et son inventeur : j’ai un jour lu que Henry Ford aurait exigé de certains sous-traitants que les pièces soient livrées dans des caisses en bois aux dimensions très strictement définies…. qui correspondaient exactement à la dimension des planchers des voitures. On peut raisonnablement douter que cela put suffire, quand bien une caisse présente plusieurs côtés. Naturellement il est aussi impossible de passer sous silence la légende du « any color you like provided it’s black ». C’est à la fois vrai et faux puisque à l’origine le véhicule n’était disponible qu’en bleu foncé, puis le brewster green s’ajouta comme second choix. Tout le monde ne s’accorde pas sur le fait que le noir fut choisi comme unique couleur lors du passage à la véritable production de masse parce qu’il avait la caractéristique de sécher plus rapidement. C’est en tout cas ce que soutient Jonathan Wood qui précise toutefois que les vernis et la finition impliquaient quand même qu’il fallait laisser passer un délai d’un jour avant de pouvoir unir enfin la caisse au châssis. Vers la fin de vie du modèle un choix de couleurs fut de nouveau possible.

Finalement, le génie du disciple dépasse presque celui de l’inventeur : en optimisant la production, faisant passer l’assemblage de l’atelier artisanal au hall d’usine, Ford marchait encore sur le chemin balisé par Frederik Taylor. Mais lorsqu’il poursuivra une intégration toujours plus grande, non seulement des processus mais aussi de toute la chaîne d’approvisionnement, il surpassera définitivement le maître au point qu’on nommera ses méthodes fordisme tout simplement. Comme bien des industriels de plus en plus puissants et exigeants, il absorbera nombre de sous-traitants afin d’assurer ses besoins en priorité et d’avoir la mainmise totale sur le contrôle de qualité des composants. Mais au plus fort, cette intégration portait même sur les matières premières, la force motrice (centrales électriques) ou les transports. L’immense complexe de Rivière Rouge qui avait pris le relais de Highland Park engloutissait des quantités si phénoménales de métaux que Ford en était venu à être son propre fournisseur. Le minerai extrait des mines dont Ford était propriétaire à Michigamme dans l’Ohio, débarquait un lundi matin dans de gigantesques haut-fourneaux, les quittait le lendemain transformé en fonte brute pour être coulé immédiatement sous forme de blocs moteur à leur tour usinés avant que les moteurs soient assemblés (en 97 minutes seulement). Ils étaient derechef chargés sur des trains spéciaux commissionnés par Ford, qui roulaient nuit et jour, pour rejoindre l’usine d’assemblage. Dès le mercredi la Ford T qu’il équipait était en partance pour la concession qui en avait réglé le prix. Henry Ford pouvait se targuer d’avoir ainsi transformé la matière première brute en cash en l’espace de deux jours.

Bluffant, ce monsieur Henry, non ? Pourtant le génie s’échappe aussi vite qu’il est apparu et il faudra toute l’insistance et la persuasion de son entourage pour qu’il tourne la page, enfin, en 1927, faisant place à corps défendant au modèle A.
On peut ne pas aimer le personnage, et ce n’est certes pas le directeur créé à son modèle pour la fameuse usine mise en scène dans « les temps modernes » qui nous le rendra sympathique, mais reconnaissons que ce qui fut alors réalisé restera objectivement sans égal dans l’histoire, et ça doit suffire à emporter notre admiration.